« Tu as vécu tellement de choses, tu devrais en faire un livre », étaient les mots des quelques personnes de confiance à qui je racontais des bribes de ma vie. Il y a quelque chose d’angoissant à livrer les pans de cette vie, par où commencer? Par l’embrigadement sectaire? Par les diagnostics psy? Par la vie à la rue? Par cette double-culture qui me rend étrangère partout? Je n’ai jamais su en parler correctement aux gens autour de moi, car les révélations exigeaient des explications fastidieuses que je n’avais pas l’énergie de fournir. Dire que l’on a grandi dans un foyer Témoins de Jéhovah implique d’expliquer cette sous-culture, de briser les clichés qui entourent la secte - certains croient que les Témoins de Jéhovah n’ont même pas le droit de prendre de l’aspirine - et de révéler les dessous invisibles aux yeux du néophyte. Dire que l’on a grandi dans un foyer pauvre rempli de chef-d’oeuvres de la littérature, et en ayant accès à une éducation scolaire de haut niveau, le temps de quelques années, implique de briser la croyance que les pauvres sont incultes et méfiants envers la culture d’élite. Même mes gentils amis de gauche n’étaient pas prêts. Dire que l’on a vécu à la rue, que l’on a squatté dans une ZAD plus tard, plus par nécessité que par conviction politique, c’est briser cette image de jeune fille propre sur elle, et peut-être que faire cela ne me convient pas, peut-être que l’interlocuteur va partir du principe que nous partageons certaines convictions, alors que ce n’est pas le cas. Et relier tout cela à ma condition d’autiste exigeait d’écrire un livre.
Si Julie Dachez - qui a écrit la préface - ne m’avait pas dirigé vers Seramis, la maison d’édition, ce livre n’aurait sûrement jamais vu le jour. Rien n’était écrit, il ne s’agissait pas d’un projet gardé dans un tiroir, je n’aurais pas imaginé que ma vie allait sérieusement intéresser qui que ce soit. Je me suis amusée à l’écrire, j’ai revisité les fantômes du passé, passé en revue cette vie étrange que je taisais, par soucis de simplicité.
Le titre allait de soi, contrairement à la croyance, je ne me suis pas auto-désignée « la fille pas sympa », du moins pas dans un premier temps. Car sympa, j’essayais de l’être : dans un monde où les affinités ont un impact sur la survie, où les habiletés sociales jouent un rôle prépondérant sur notre destin, j’avais compris depuis longtemps qu’il valait mieux avoir des alliés de son côté. Mais le capital sympathie s’envolait rapidement, même lorsque je ne parlais pas : il y a un art de plaire que je ne maîtrise pas, comme la plupart des autistes. Si j’étais un homme, on me le pardonnerait probablement, mais je suis une femme et ne pas chercher à plaire ne m’est pas toléré. La même attitude que la mienne chez un homme serait vu comme de l’affirmation de soi, le manque d’habiletés sociales seraient pardonnées au profit d’une certaine logique et d’efficacité. Moi, je suis juste « pas sympa ». Quand on est une femme, la forme prendra toujours le dessus sur le fond. Je ne dis pas que les hommes autistes ont la vie facile, je dis juste : nous ne vivons pas les mêmes réalités.
Un jour, j’ai décidé de répondre « je vous emmerde ». Et j’ai accepté la couronne de la fille pas sympa, puisque celle-ci semblait me revenir de droit. Puis j’ai continué ma vie.