Il faut rouler quelques jours vers l’Est pour retrouver l’origine d’Une immense sensation de calme. Je suis à Sofia, chez des amis. Un jour, ils m’embarquent pour une équipée au bord de la Mer Noire.
Nous arrivons sur une plage immense, frangée de forêt. Un endroit incroyable, loin de tout. Irakli Beach. Seule une gargote alimente en poisson, bière et raki le petit peuple qui reste de quelques jours à plusieurs mois ici. On dort dans les bois, passe la journée sur la plage.
Le temps ralentit, à l’image des pas dans le sable. Petit à petit, un état d’abandon me gagne. Une perméabilité aux éléments, jusqu’à ce bain de minuit au milieu du plancton luminescent. Le ciel se confond à la mer, le pelagos aux étoiles, et la nudité du corps dans cette immensité brute, magique et primordiale fait de ce moment une épiphanie. Le lendemain, l’instant continue d’irradier. Kyro, l’un des amis, reste longtemps face à la mer. Ses cheveux forment des figures géométriques variables avec le vent. Il semble s’effacer.
Rentrée en France, cette image ne me quitte pas. Elle contient une puissance et un hors-champ dont je ne sais que faire. Je perçois qu’il est question de porosité entre la vie et la mort, l’homme et la nature, mais surtout que cette silhouette augure la possibilité d’une disparition sereine. J’écris une trentaine de pages, uniquement descriptives. Petit à petit, les contours de Kyro s’estompent. Un personnage prend chair, un espace s’ouvre. Igor et la taïga.
Le récit est un creuset : les sensations vécues sur la plage s’amalgament au souvenir des montagnes où j’ai grandi, géographie rude et abrupte des Hautes-Alpes. S’y mêlent des contes russes lus par ma mère et ma grand-mère, ce désir d’un territoire encore plus sauvage, austère et sacré, que je fantasme volontiers en Sibérie.
L’écriture dure un an, ponctuée de joies étourdissantes lors des moments narratifs, la plupart écrits d’une traite. S’intercalent de longs moments d’attente, de silence, pour que les rêveries de forêts, de lacs ou de visages prennent corps. Ça baratte souvent longtemps, ne donne parfois rien, mais il arrive que la sensation s’incarne - l’odeur afflue, le bruit résonne. Maintes fois, un son évoque mieux une caresse, une couleur la tessiture d’une voix. Ces synesthésies font écho à cet univers que je veux poreux ; l’inerte prolonge le vivant, la mort la vie, et ce flottement provoque une ivresse troublante, excitante.
J’assiste alors quelques fois à ce petit miracle, quand la chambre d’écriture, solitaire et monacale, permet d’accéder dans un euphorique paradoxe à l’altérité et à la vastitude du monde.
Photo de l'auteur © Stéphane Le Roux