Mon roman est un cas classique, quasi psychanalytique, de pulsion meurtrière sublimée grâce à la littérature.
Je regardais la télé. J’avais encore la télé à l’époque. Je ne me souviens plus du nom de l’émission, ni de la chaîne. Un jeune témoignait sur ses difficultés à trouver sa place dans la société, en particulier ses difficultés à s’insérer dans le monde du travail. Le reportage terminé, la présentatrice a demandé à un producteur/présentateur à lunettes noires ce qu’il pensait de ce témoignage. Le type, qui avait dix-neuf ans en 1968, a répondu en gros que les jeunes d’aujourd’hui passaient leur temps à se plaindre, contrairement à ceux de sa génération qui n’avaient demandé la permission à personne pour s’imposer et faire leur trou. J’ai pensé : « Espèce d’enfoiré. » Ce grand bourgeois qui avait surfé sur une vague enivrante de plein emploi et de libération sexuelle venait donner des leçons à des jeunes dont entre 20 et 30% sont confrontés au chômage et à la pauvreté, et dont les rapports sexuels sont hantés par le spectre du sida. Je ne parle même pas des prophéties apocalyptiques au son desquelles ils ont grandi. Crises financières, bouleversements climatiques, crises migratoires, terrorisme, disruption, intelligence artificielle menaçant le peu d’emplois restants, fin de l’humanité et j’en passe. Il fallait que je donne une bonne leçon à ce type. Une opération déradicalisation s’imposait.
Pendant une nuit d’insomnie, en plein trip grippal, j’ai griffonné le plan du roman dans les marges d’un journal qui trainait près de mon lit. Je me suis mis à l’écriture juste après la publication de mon premier recueil de nouvelles, Un peu plus bas vers la terre. Au début, mon personnage principal était un présentateur, puis j’ai réalisé que les milliardaires étaient sans doute plus à blâmer pour les tourments du monde. Il me fallait un patron actuel, capable d’aller au bout de l’entreprise que je comptais lui confier. Forcément, j’ai pensé internet, ubérisation. C’est ainsi qu’Emmanuel Wynne est né.
J’ai passé cinq moins enfermé dans une cave avec lui. L’expérience a été intense, perturbante. L’actualité rattrapait ma fiction. J’ai terminé le livre au rythme des manifestations contre la loi El Kohmri. La rue et mes derniers chapitres entraient en résonance. Je connaissais la fin de mon roman. J’étais curieux de savoir où la grogne nous mènerait. Finalement, les nuits debout sont allées se coucher. La révolution serait pour une autre fois.
Point final.
Lessivé, je me suis juré d’écrire une comédie.